Pierre Lemaitre – Le silence et la colère

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Un ogre de béton, une vilaine chute dans l’escalier, le Salon des arts ménagers, une grossesse problématique, la miraculée du Charleville-Paris, la propreté des Françaises, « Savons du Levant, Savons des Gagnants », les lapins du laboratoire Delaveau, vingt mille francs de la main à la main, une affaire judiciaire relancée, la mort d’un village, le mystérieux professeur Keller, un boxeur amoureux, les nécessités du progrès, le chat Joseph, l’inexorable montée des eaux, une vendeuse aux yeux gris, la confession de l’ingénieur Destouches, un accident de voiture.

Et trois histoires d’amour.

 
Extrait
 

François sourit poliment. Depuis qu’il avait couvert, quatre ans plus tôt, la célèbre « affaire Mary Lampson », le meurtre d’une actrice dans un cinéma de quartier, François était reconnu comme le plus doué des « faits-diversiers ». C’est à ce titre qu’il avait l’avantage de remplacer Malevitz, il aurait trouvé indélicat de participer à la rigolade générale dont son chef était l’objet.

Applaudissements.

François sortit de ses pensées.

— Oui, bravo ! murmura-t-il à son tour.

Denissov tendait vers son équipe la dernière page de l’édition du jour, entièrement composée de grandes photographies simplement légendées, une idée à lui, une totale nouveauté dans la presse parisienne qui rencontrait beaucoup de succès chez les lecteurs. C’était un rituel, on prenait le temps de décrypter la page, de l’évaluer mentalement, l’acceptation se faisait ensuite par acclamation, sauf quand quelqu’un émettait une réserve, une critique. Pour retenir les clichés, aucun systématisme : on y mettait ce qui n’avait pas trouvé sa place dans un article, une image amusante, surprenante, ou rassurante… Cette page devait être le reflet de l’actualité elle-même : bouillonnante et diverse.

En haut, à gauche, un encadré montrait une voiture écrabouillée, les accidents de la route étaient très à la mode. François connaissait ce cliché, il avait été pris par sa sœur, Hélène, qui pigeait pour le Journal. Quatre ans plus tôt, Denissov avait vu quelques-unes de ses photos d’Indochine, il lui avait trouvé « une patte » et faisait régulièrement appel à elle. François se garda bien de souligner (Denissov le savait parfaitement) que ce cliché avait été pris non sur la route comme l’angle et la présence d’un homme en imperméable le laissaient supposer, mais dans le garage où le véhicule avait été rapatrié. C’était une entorse vénielle à la vérité, de celles dont tout le monde s’accommodait. C’est pour la bonne cause, c’était la formule consacrée. La cause, c’était le Journal du soir.

On passait maintenant en revue les principaux sujets de l’édition du jour.

François, lui, n’avait pas quitté Nine et son inquiétante disparition. Son angoisse grandissait. Mille fois déjà il avait eu peur de la perdre. Qu’elle se perde. Il essayait de se raisonner, fiche-lui donc la paix. C’est également ce que lui disait sa sœur, Hélène, qui était très liée à Nine. On ne se préoccupe pas à ce point de quelqu’un qui a manqué un train, pensait-il, mais le malaise de François ne tombait pas du ciel. Il avait déjà mesuré combien Nine était… fragile. Elle pouvait avoir de mauvaises réactions, se laisser aller à certains errements… Il s’efforçait de ne pas penser qu’elle était une personne en difficulté, mais c’était plus fort que lui, ses égarements lui faisaient peur.

Il tâcha tout de même de se concentrer sur ce qui se disait parce que Denissov avait sa mine des grands jours, cette manière bien à lui de mordiller sa lèvre inférieure et de dodeliner de la tête, il était assez vaniteux.

— Messieurs, la semaine prochaine, nous allons nous intéresser… aux femmes !

— Aaah…

Le cri était d’autant plus libre qu’il n’y en avait aucune à la conférence de rédaction.

— Hélas, pas sous leur meilleur jour…

— Oooh…

Trahissant sa propension exagérée à la mise en scène, Denissov tendit une page dont on lut immédiatement le titre :

Les Françaises sont-elles sales ?

On avait beau être « entre hommes », tout le monde trouva la question gênante. Après une seconde de réflexion, elle devenait scandaleuse. François l’estima même carrément injurieuse.

La page était illustrée par le dessin, vaguement humoristique, d’une femme souriante se maquillant face à un miroir. Elle était en soutien-gorge, on osait à peine établir un rapport avec le titre.

Denissov exultait. La réaction de ses chefs de service validait son intuition. Il baissa les bras, chaussa de grosses lunettes d’écaille et entreprit de lire à haute voix le chapeau de l’article :

La Française est unanimement reconnue comme une femme élégante et même ravissante

Cette réputation masque-t-elle une cruelle réalité ?

Il reposa la page sur son bureau et sourit largement.

— C’est une étude sur la propreté féminine. Cinq articles, cinq jours.

Tout le monde était abasourdi.

— Qui a écrit ça ? demanda François.

— Forestier.

Le nom ne disait rien à personne.

— Je ne voulais pas risquer de perdre le sujet, poursuivit Denissov. J’ai préféré taper dans les pigistes. Si la série a du succès, je l’embauche.

— Mais, demanda Baron, nos lectrices ne vont pas se sentir insultées ?

Denissov éclata de rire.

— Mais non, pas du tout ! Chacune va penser qu’on parle de sa voisine ou de sa collègue. Et quand elle commencera à se reconnaître elle-même, elle se gardera bien de le dire, aucun risque, on aura tout le monde avec nous…

 
Avis

 

Pierre Lemaitre poursuit son incursion dans les 30 Glorieuses.

Après être allé faire un tour en Asie, ses personnages « restants » œuvrent en France et abordent de nouveaux sujets de l’époque : l’avortement, l’émancipation de la femme, le développement économique et les nouvelles formes de commerce.

Un peu comme dans la grande époque de Patrick Rambaud avec sa rétrospective de Mai 1968, Pierre Lemaitre est un excellent conteur de l’histoire de France. Certes il prend quelques libertés avec elle (le barrage est historiquement à Tignes), mais il a le mérite de nous faire vivre et pour certains d’entre vous revivre cette époque. 70 ans nous séparent de cette époque, mais nous avons l’impression de naviguer dans un autre monde en pleine dystopie car c’est une toute autre vie que nous découvrons dans laquelle on dénonce par exemple la mauvaise hygiène féminine. Le roman reste cependant d’actualité en « flirtant » avec des sujets comme le harcèlement sexuel au travail.

Par rapport au précédent tome, Le grand monde, ce roman est plus fluide, plus addictif mais aussi plus drôle et poignant. J’ai eu beaucoup plus de plaisir à la lire ce qu’il fait qu’il a duré moins longtemps que son prédécesseur.

On pourra simplement reprocher à Pierre Lemaitre de juxtaposer les histoires sans qu’elles aient de liens, même finaux pour clore le roman.

Notation

Histoire
Personnages
Rythme
Énigme
Écriture
Durée de lecture
Prix

Caractéristiques :

  • Livre
    • Broché ‏ : ‎ 592 pages
    • Éditeur ‏ : ‎ Calmann-Lévy (10 janvier 2023)
    • Langue ‏ : ‎ Français
    • ISBN-10 ‏ : ‎ 2702183611
    • ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2702183618
    • Prix : 23,90€
  • eBook
    • Taille du fichier ‏ : ‎ 2513 ko
    • Éditeur ‏ : ‎ Calmann-Lévy (10 janvier 2023)
    • Langue ‏ : ‎ Français
    • EAN : 978-2702183854
    • Prix : 16,99€
  • Livre audio
    • Durée : 16h45
    • Éditeur ‏ : ‎ Audiolib (18 janvier 2023)
    • EAN : 979-1035412685
    • Prix : 25,45€

Revue de presse

« ..;l’auteur, Prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut , s’inscrit dans la lignée des Hugo, Dumas, Balzac, ou Zola, les fameux grands  »feuilletonistes » du XIXe« , France TV Info

« …Une saga familiale et sociale qui se lit d’une traite », Le Parisien

« Un épais roman social, tour à tour drôle et poignant.« , le Monde

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